22 de desembre del 2023

Écrire et publier des romans policiers en Espagne entre 1945 et 1989

[A Polarisation, 21 de desembre de 2023]

Emilie Guyard, Maîtresse de conférence HDR, Université des Pays de Pau et de l’Adour (UPPA)


Malgré son caractère lacunaire, le fonds spécialisé de la bibliothèque La Bòbila permet d’accéder à un échantillonnage significatif des productions policières présentes sur le marché éditorial espagnol au cours de la période embrassée par le projet POLARisation (1945-1989).

Le magasin permet de distinguer très clairement, d’un simple regard, deux types de collections occupant, d’ailleurs, des espaces distincts.

Les collections populaires

Deux rayonnages, situés à l’entrée du magasin, rassemblent les ouvrages relevant de ce que Jordi Canal et Ilumi Ramos qualifient de « novela popular ». Il s’agit de volumes de petit format, assez courts (une centaine de pages), imprimés sur papier très ordinaire. Ces romans étaient vendus à bas prix (de 5 à 75 pesetas, selon les époques) dans les kiosques à journaux.

Rayon des collections populaires

La presque totalité de ces volumes ont été édités par la maison d’édition Bruguera entre les années 1950 et 1985. Ces collections rassemblent les productions d’auteurs espagnols ayant publié presque systématiquement sous des pseudonymes à consonnance anglosaxonne : les noms les plus représentés dans les collections de La Bóbila sont Silver Kane ( Francisco Gónzalez Ledesma ), Lou Carrigan (Antonio Vera Ramírez), Franck Caudett (Francisco Caudet Yarza)  Clark Carrados (Luis García Lecha), Ralph Barby (Rafael Barberán Domínguez) ou encore Peter Debry (Pedro Victor Debrigode).

Parmi les collections populaires présentes dans les rayons de La Bòbila ne figurent pas que des collections policières. On trouve également des « novelas femeninas », « novelas de terror », « novelas bélicas (romans de guerre) », « novelas de ciencia-ficción », etc… L’un des sous-genres les plus représentés est incontestablement le western. Le nombre de « novelas del oeste », en particulier de la série El Coyote écrite par Juan Mallorquí, est particulièrement impressionnant et permet d’affirmer que l’Ouest américain occupe une part importante de l’imaginaire dans ces productions populaires.

Les romans policiers relevant de cette première partie du fonds appartiennent principalement aux collections « Servicio secreto » et « Punto rojo » de la maison Bruguera qui représentent une écrasante majorité des titres présents. 

Couvertures Punto rojo
Servicio secreto Keith Luger

Le péritexte de ces romans, aux couvertures colorées, convoque volontiers les stéréotypes du genre : sous des titres très évocateurs, des illustrations représentent une victime, souvent une femme, en danger et/ou un individu brandissant une arme. Quant aux quatrièmes de couvertures, tandis que certaines invitent les lecteurs à prolonger leur lecture en se tournant vers d’autres séries de la même maison d’édition, d’autres servent de supports publicitaires pour des alcools, des montres, voire des armes en plastique. 

4ème de couverture Corín Tellado

Les collections policières

Face à ce premier ensemble, la seconde partie du fonds de la bibliothèque rassemble les collections plus hétérogènes, couvrant un large empan chronologique. A côté d’une édition de 1907 de Sherlock Holmes figurent des romans publiés au XXIème siècle. Les formats y sont également variés, puisque les livres grand format côtoient les éditions de poche.

Lorsque l’on aborde cette partie du fonds au prisme des productions nationales écrites en castillan, on remarque deux phénomènes. Tout d’abord, les titres écrits par des auteurs espagnols sont loin de représenter la majorité des références. Comme le fait remarquer Jacques Migozzi, bien que Georges Simenon soit l’auteur le plus représenté dans le catalogue de La Bòbila (336 références), le fonds est constitué, de façon écrasante, par des productions anglosaxonnes. Par ailleurs, aucun roman espagnol n’est antérieur aux années 1970. Seuls quelques romans de Francisco García Pavón publiés en 1971 chez des éditeurs généralistes (Destino) viennent incarner les prémices d’une production nationale légitimée.

Sherlock Holmes, 1907
García Pavón  Historias de Plinio

Le fonds est donc parfaitement représentatif de la réalité de la création au cours de la période. En effet, hormis Mario Lacruz dont le roman El inocente publié en 1953 est considéré comme un roman précurseur du genre en Espagne, seul Francisco García Pavón fait une incursion dans le genre policier en publiant dans les années 1960 et 1970, sous son nom, les aventures de Manuel González, alias Plinio. C’est n’est qu’après la mort de Franco, dans le sillage de Manuel Vázquez Montalbán, que commenceront à publier des auteurs comme Andreu Martín, Francisco González Ledesma ou encore Juan Madrid, donnant naissance à ce que l’on peut considérer comme l’âge d’or du roman noir espagnol.

Si les premiers polars espagnols sont publiés dans les années 1970, c’est clairement dans les années 1980 que l’on voit fleurir les collections policières qui contribueront à affirmer la présence de ces auteurs sur la scène littéraire nationale. Parmi les collections qui consacrent une partie de leur catalogue aux auteurs espagnols on signalera les collections « libro amigo serie negra » de Bruguera, « Serie Negra » de Planeta et « Círculo del crimen de Sedmay » au catalogue desquelles figurent des auteurs comme Andreu Martín ou Juan Madrid. C’est également au cours de cette décennie qu’apparait une collection qui jouera un rôle fondamental dans l’essor du genre en Espagne : Etiqueta Negra de Júcar. Cette collection, dirigée par Paco Ignacio Taibo II de 1986 à 1989, donne la part belle aux écrivains espagnols. Non seulement, on y retrouve Andreu Martín mais des auteurs comme Julián Ibáñez viennent enrichir le catalogue.

Julian Ibánez
Andreu Martin A navajazos

De Silver Kane à Francisco González Ledesma : une trajectoire exemplaire ?

Parmi les auteurs de romans policiers espagnols présents dans fonds de La Bòbila, seul Francisco González Ledesma semble avoir franchi la frontière, a priori parfaitement étanche, entre les deux ensembles évoqués plus haut.

L’auteur barcelonais est en effet représenté dans collections populaires, sous le pseudonyme de Silver Kane ; il est même l’auteur le plus représenté dans ces collections avec 270 références. Mais il figure également dans les rayons rassemblant les productions « légitimées », avec des romans comme Crónica sentimental en rojo et La dama de Cachemira. De fait, tout en continuant à publier sous le pseudonyme de Silver Kane pour la maison d’édition Bruguera qui l’emploie depuis les années 1950, González Ledesma entreprend l’écriture de la série Méndez dès 1983 avec la publication de El expediente Barcelona.

Punto rojo Silver Kane
Rayon Gonzalez Ledesma

La trajectoire littéraire de González Ledesma, parfaitement reflétée par sa présence dans le fonds de La Bòbila, est donc exemplaire du processus de légitimation du roman policier espagnol puisqu’après avoir écrit et publié des romans populaires à la chaîne, sous divers pseudonymes pour la maison d’édition Bruguera, González Ledesma parviendra à s’imposer  dans les années 1980 sous son vrai nom avec une œuvre policière qui bénéficiera d’une reconnaissance nationale et internationale.

Cristina Pérez Sierra, qui réalise actuellement une thèse de doctorat à l’UPPA sur le phénomène de la légitimation du genre policier en Espagne, a d’ailleurs choisi de consacrer une partie de son travail à la trajectoire de cet écrivain dont la diversité et la longévité de la production permet de mesurer l’évolution de la place accordée au genre policier par les instances de consécration espagnoles.

Les hypothèses issues de cette mission exploratoire à La Bòbila mériteront d’être confirmées au cours de la journée d’études consacrée aux collections policières espagnoles qui aura lieu le 4 octobre 2023 à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour.

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