[A Polarisation, 21 de desembre de 2023]
Jacques Migozzi, UR 13334 EHIC/ Université de Limoges
Ce billet est rédigé à partir d’une mission d’exploration des collections du fonds spécialisé de la Bóbila (https://bibliotecavirtual.diba.cat/hospitalet-de-llobregat-l-biblioteca-la-bobila), menée à Barcelone du 15 au 17 novembre 2023.
Il s’appuie par ailleurs sur un certain nombre de listes de romans publiés en Espagne dans des collections policières, listes établies par M Jordi Canal, ancien directeur de la Bóbila, et aimablement mises à notre disposition :
Éditions en castillan : BIBLIOTECA ORO DE BOLSILLO (1949-1959) de l’éditeur Molino (Barcelone) ; BÚHO (1950-1960) de l’éditeur Gerpla ( Barcelone); G.P. POLICÍACA (1957-1966) de l’éditeur Plaza & Janés (Barcelone) ; ESGINGE (1964-1986) de l’éditeur Noguer (Barcelone) ; CLUB DEL MISTERIO (1981-1984) de l’éditeur Bruguera (Barcelone) ; CÍRCULO DEL CRIMEN (1982-1985) de l’éditeur Forum (Barcelone) ; BESTSELLERS SERIE NEGRA (1985-1986) de l’éditeur Planeta (Barcelone) ; CRIMEN & CIA (1987-1989) de l’éditeur Versal (Mexico/Madrid)
Éditions en catalan : «ÀREA SIMENON» (1988-1990), Àrea Editorial ( Barcelone) ; «LA CUA DE PALLA» (1963-1970), Edicions 62 (Barcelone) ; «SELECCIONS DE LA CUA DE PALLA (1981-1996) Edicions 62 ( Barcelone) ;«LA MALEÏDA» (1987-1995, édition pour la jeunesse,) Editorial Pirene (Barcelone) ; «LA NEGRA» (1986-1998) Edicions de La Magrana (Barcelone)
Ce billet formalise quelques constats empiriquement établis sur site à propos de l’intraduction en Espagne des auteurs policiers étrangers, constats qui mériteront d’être confirmés et corrigés par des investigations ultérieures, notamment par une étude de distant reading fondée sur le moissonnage des métadonnées récupérables via la catalogue en ligne de la Bibliothèque Nationale d’Espagne. Malgré sa richesse le fonds de la Bóbila ne rassemble en effet qu’une partie de la production imprimée de la séquence 1945-1990 : ainsi par exemple le fonds de la Bóbila ne comporte que 204 références pour des éditions (en catillan/catalan ou en anglais) d’Agatha Christie, 123 pour Erle Stanley Gardner et 46 pour Raymond Chandler, pour respectivement 847, 342 et 107 entrées dans le catalogue de la BNE.
On a choisi de resserrer ici le propos sur l’intraduction en Espagne des auteurs de romans noirs étrangers, dans son origine historique anglo-saxonne de hard-boiled ou son avatar français de polar/néo-polar. Du même coup ne sera pas prise en compte l’énorme collection populaire “Punto Rojo” du mastodonte éditorial Bruguera, qui fait appel exclusivement pour ses petits formats à des auteurs espagnols publiant sous pseudonymes anglo-saxons.
1. Les fictions criminelles “noires” ne sont massivement intraduites en Espagne qu’après 1980, autrement dit après la mort de Franco ( 1975) et le rétablissement de la démocratie accompagné d’une intense période d’ouverture culturelle et de libéralisation des moeurs. Dans le catalogue de la Bóbila on trouve par exemple 11 éditions espagnoles de Pas d’Orchidées pour Miss Blandish ( numéro 3 de la Série Noire en 1946) avant 1975, 37 après ; ou encore 13 éditions espagnoles de romans de Raymond Chandler jusqu’en 1975, 27 après. Encore faut-il préciser que que sur les 13 premières éditions de Chandler, 10 sont des éditions argentines, la première édition espagnole ne datant que de 1966.
Côté français, Manchette n’est traduit pour la première fois qu’en 1982, alors que Pierre Véry et Boileau-Narcejac voient respectivement 9 et 6 de leurs oeuvres traduites dans la collection G.P. POLICÍACA entre 1957 et 1966.
2. Deuxième constat, corollaire, qu’on peut induire des exemples français qui viennet d’être mentionnés : les collections espagnoles qui intraduisent des romans étrangers accordent massivement jusqu’à la fin des années 1970 leur préférence aux récits policiers d’enquête privilégiant le suspense, le mystère et l’énigme, avec une hégémonie anglo-saxonne sans conteste.
Quelques chiffres parlants :
Edgar Wallace truste ainsi les 45 premiers titres que publie à compter de 1940 l’éditeur madrilène M.Aguilar dans sa collection “Detective”, et voit figurer 21 de ses romans sur 150 titres de la collection “Elefante Blanco” (1944-1954) de l’éditeur Saturnino Calleja (Madrid).
Erle Stantey Gardner voit pareillement 29 récits de sa série autour du détective Perry Mason publiés sur les 86 derniers titres de la collection G.P. POLICÍACA (266 titres), 12 dans la collection Buho de Gerpla , qu’il inaugure avec les numéros 1 et 5, et 3 dans la collection BIBLIOTECA ORO DE BOLSILLO qu’il inaugure également avec là encore les numéros 1 et 5.
Agatha Christie est aussi significativement présente avec 12 romans publiés dans la Biblioteca Oro, 5 dans la collection Buho, de même qu’Ellery Queen ( 5 titres dans Buho, 3 dans GP Policiaca), S.S. Van Dine (5 dans la Biblioteca Oro et 2 dans Buho)…
3. Dans ces catalogues dominés par le récit policier d’énigme avant 1980, seuls deux auteurs de hardboiled se distinguent quantitativement. D’une part Peter Cheyney, dans la mesure où la collection GP Policiaca, inaugurée en 1957, choisit de lui consacrer 28 de ses 120 premiers titres, alors qu’on le retrouve fort peu ailleurs (1 titre dans Buho). D’autre part Dashiell Hammett, que la collection El Buho, qui lui consacre 12 titres sur 100, choisit de présenter comme un écrivain de premier rang et un père fondateur, inaugurant ainsi une tradition de péritexte légitimant , sur lequel il paraît fructueux de resserrer la focale.
4. Si l’on tient désormais à la fortune éditoriale de Dashiell Hammett en Espagne saisie à travers le péritexte des différentes collections qui vont le publier : Hammett est consacré comme un géant des lettres, échappant aux confinements de la littérature de genre.
4.1. Cette tendance est manifeste à l’examen des couvertures et quatrièmes de couverture des numéros 4 La Llave de Cristal, 38 Un Hombre llamado Spade, 51 El Falcón Maltés, et 75 Ciudad de Pesadilla.
Sur la couverture, au-dessus du titre et du nom de l’auteur, on repère tout d’abord d’une mention légitimante :
- La Llave de Cristal : « El más clásico de todos los escritores norteamericanos de acción. Maestro de la novela dura. / 19 ediciones en los Estados Unidos de esta título »
- El Falcón Maltés : « La novela que consagró a Dashiell Hammett y que abrió camino a las actuales técnicas de novelar »
- Ciudad de Pesadilla. : « En « Ciudad de Pesadilla », el maestro de los novelistas americanos combina el género policíaco con el « western » ».
Sur la quatrième de couverture, différents procédés sont utilisés pour ciseler une image de père fondateur :
- La Llave de Cristal : une phrase d’accroche « El sensacional Dashiell Hammett y su enorme significado » est illustrée par 3 brèves citations d’hommage de André Gide, Ellery Queen, et Howard Haycroft. Retenons ici seulement la citation de Gide : « Considero a Hammett uno de los más importantes autores americanos, no sólo en el relato policíaco, sino en toda clase de novela. »
- Un Hombre llamado Spade : Un texte d’Ellery Queen d’une dizaine de lignes salue en Hammett un fondateur et un inventeur, depuis la première phrase ( « Hammett es el fundador reconocido de la escuela realista contemporánea ») jusqu’à la dernière (« No inventó un nuvo género policíaco : inventó une forma nueva de contarlo»).
- El Falcón Maltés Unassez long texte de 19 lignes d’Ellery Queen commente Le Faucon maltais en nuançant son affirmation d’ouverture « Hammett es el fundador reconocido de la escuela realista contemporánea », pour conclure sur la subtilité de l’œuvre : « Lo que destaca a primera vista es esta áspera capa exterior ; pero en el fondo, Hammett es uno de los más puros escritores románticos de estos tiempos. »
4.2. Même tendance manifeste, une dizaine d’années plus tard, avec le début de la quatrième de couverture de Cosecha roja (1967) dans la collection « El Libro de Bolsillo » de Alianza Editorial (Madrid), qui hisse Hammett au rang de Hemingway ou Faulkner:
« Las narraciones de Dashiell Hammett (1894-1961) son clasificadas convencionalmente dentro del género detestivesco y de suspense, en el que figuran con el rango de obras maestras. Pero Hammett es algo más que un clásico de la novela negra americana. « En sus momentos mejores — ha escrito Luis Cernuda — nos parece superior a otros escritores que pasan por estar destinados a sobrevivir a su tiempo, como por ejemplo Hemingway y hasta Faulkner »»
Et de fait, le roman de Hammett est précédé d’une introduction de 8 pages datée de 1961, et rédigée peu après la mort de Dashiell Hammett, signée de Luis Cernuda, qui n’est autre que l’un des plus grands poétes et critiques littéraires espagnols du XXe siècle.
4.3. L’éditeur Bruguera, qui publie à la fois le Club del Misterio (collection de romans policiers complets publiés initialement sous format magazine, puis rassemblés sous forme de volumes reliés ) de 1981 à 1984 et la collection Novela Negra à compter de 1977 poursuit cette tradition légitimante. Il ouvre ainsi la série « Novela negra » de Bruguera_Libro Amigo en 1977 avec Dinero sangriento, et publie Cosecha roja (déjànuméro 16 (1977) de la série « Novela negra ») comme numéro 1 du Club del Misterio en mai 1981.
Le début et la fin de la quatrième de couverture de Dinero sangriento ne lésinent pas sur le registre épidictique :
« Dashiell Hammett es el creador de la novela Negra y uno de sus más grandes maestros.La publicacíon de sus obras, durante la década de los treinta, commovió no sólo al públicoaficionado a la novela policiaca, sino también a los círculos literarios mássofisticados. (…) Dinero sangriento es una muestra de los primeros relatos de Hammett. En ellos se advierten ya la firmeza y el esplendor narrativo de un auténtico maestro del género. »
C’est Bruguera qui, jouant à fond sur la prégnance de l’imaginaire rétinien du film noir,va qui plus est ériger Humprey Bogart en label visuel du genre policier dans son ensemble. En effet, dès le premier numéro du magazine Club del Misterio, on retrouve au revers de la couverture de Cosecha roja, un photogramme (crédité, ce qui est loin d’être toujours le cas dans ce magazine) de Humphrey Boggart dans le film Le Faucon maltais (1941), et surtout on retrouve en médaillon sur la couverture et la quatrième de couverture en couleur comme sur la page de titre intérieure en noir et blanc le même Bogart/ Sam Spade, avec les attributs emblématiques du harboiled ( feutre +trench + flingue + protégeant une femme qui s’ appuie sur lui). Or c’est ce même médaillon qui va ensuite être systématiquement utilisé comme estampille de la collection, y compris pour des récits non affiliés au noir, comme ceux d’Ellery Queen, , de Gardner, de Conan Doyle, de Chesterton …
4.4. Ce chorus dans le péritexte légitimant est repérable également avec le numéro 44 (1985) de la collection « Bestsellers Serie Negra » de l’éditeur Planeta (Barcelone), consacré à Dinero sangriento : le roman est précédé d’une introduction de 27 pages de Lillian Hellman, dramaturge et compagne de Hammett, et la fin de la quatrième de couverture souligne que« La publicación de stas obras commovió no sólo a los aficionados a la novela policial, sino incluso a los circulos literarios más sofisticados. »
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