25 de novembre del 2013

Philip Marlowe, le privé de ressortie

[Libération, 23 novembre 2013]

Bruno Icher


photo: Olivier Mirguet

Gallimard publie dans la collection Quarto l'intégralité des polars de Raymond Chandler, avec des traductions révisées. Plongée dans un univers angeleno désillusionné

En 1951, dans une lettre adressée à un certain D.J. Ibberson, Raymond Chandler levait quelques mystères sur la vie de Philip Marlowe, le héros qu’il avait créé une quinzaine d’années auparavant. Avec une certaine réserve, de celle qu’on utilise en parlant d’un homme qu’on ne connaît pas très bien, l’auteur donnait des informations qui n’ont jamais figuré dans les romans. Notamment que Marlowe était originaire de Santa Rosa, une petite ville du nord de la Californie, qu’il avait fait des études convenables assorties de quelques années d’université dans l’Oregon, sans parvenir à se rappeler si c’était celle d’Eugene ou celle de Corvallis, qu’il avait pratiqué le football (américain, bien sûr), récoltant au passage une fracture du nez. Chandler disait aussi que Marlowe avait été détective pour le compte d’une compagnie d’assurances, puis pour celui des services du District Attorney (procureur) de Los Angeles avant d’en être évincé car, «à un certain moment, il s’est montré trop efficace». Il disait enfin ne pas connaître sa date de naissance précise mais, pour lui, Marlowe avait dit avoir 38 ans, avant d’ajouter que c’était il y a longtemps et que, depuis, il n’avait pas vieilli.

S’il ne fait aucun doute que Philip Marlowe aura éternellement 38 ans, il paraît séduisant sinon plausible, par jeu littéraire et par la grâce d’une petite soustraction, de déterminer que le détective le plus célèbre du polar américain a vu le jour en 1913. Outre un centenaire que personne, à part nous, ne lui souhaitera, cette année 1913 n’est pas exactement anodine dans la vie de Raymond Chandler.

Aigrefins. Né à Chicago en 1888, le futur écrivain suit, dès 1895, sa mère fraîchement divorcée en Angleterre, où il passe son adolescence. Après d’excellentes études classiques au Dulwich College, il décide de partir faire fortune dans son pays natal. Hésitant entre plusieurs destinations, il finira par se fixer à Los Angeles, sur l’invitation d’un couple d’amis rencontrés sur le bateau, les Lloyd. Et il y découvre une sorte de paradis. Une grosse bourgade cernée de villages ruraux, de petites stations balnéaires, d’innombrables coins sauvages entre montagne et océan. Et c’est là qu’il décide de se fixer pour accomplir son destin, enchaînant les petits boulots (cueilleur d’abricots ou préparateur de raquettes de tennis) avant, toujours grâce à l’aide de son ami avocat et esthète Warren Lloyd, de décrocher un emploi à la Los Angeles Creamery.

Comme quelques millions d’autres jeunes hommes, la guerre l’arrache à cette modeste poursuite du bonheur car, en 1917, il s’engage dans le corps expéditionnaire canadien et va faire un tour dans les tranchées du nord de la France. De retour en Californie à sa démobilisation, Chandler reprend les choses là où il les a laissées, dès son embauche au sein de la Dabney Oil Syndicate, une compagnie pétrolière dont la Californie et les environs de Los Angeles sont alors la terre de cocagne. Nommé au poste de directeur du contrôle de gestion, il passe près de dix ans à côtoyer les négociateurs et les propriétaires, les fortunés et les aspirants à la grosse galette, les aigrefins de haut vol et les escrocs de bas étage, sans oublier les agents de l’Etat et les policiers corruptibles, une galaxie où tout le monde connaît tout le monde, et pas forcément pour le meilleur.

Cette première partie de l’existence de Chandler est sans aucun doute le terreau de son œuvre. C’est de ces personnages, de ces rencontres, et parfois de ces affrontements, qu’il puisera sa galerie de filous obstinés à pourrir la vie de Philip Marlowe tout au long des sept romans dont il est le héros.

Banlieues. C’est aussi dans cette première vie que Chandler fera lui-même l’expérience du désenchantement dont son personnage est un dépositaire magnifique. Ces vingt années qui séparent son arrivée en Californie et ses débuts littéraires tardifs (il publie sa première nouvelle, Blackmailers Don’t Shoot dans la revue Black Mask en 1933) sont aussi celles où le visage de Los Angeles change du tout au tout. Certes, il y a toujours le soleil et la mer, mais il y a aussi des puits de pétrole un peu partout, une industrie florissante, des studios de cinéma et même l’eau courante dans l’agglomération car, autre coïncidence, c’est en 1913 que l’ingénieur en chef William Mulholland (comme la route chère à David Lynch) a inauguré le viaduc qui allait permettre à cette grosse bourgade assoiffée de devenir la métropole que l’on connaît. Ces bouleversements attirent des foules compactes et Los Angeles passe de 300 000 habitants en 1910 à 1,2 million en 1930.

Cette amertume de paradis perdu que Chandler connaît par cœur, il la transmet à son personnage. Quand Marlowe parle de Los Angeles, de ses faubourgs miteux ou de ses banlieues résidentielles en toc, de ses lieux de plaisir et de fantasmes, de ses bars sordides ou de ses manoirs vulgaires de nouveaux riches, c’est bien entendu le compte rendu de vingt années d’observation auxquelles Chandler s’est livré. En miroir, il y exprime aussi la nostalgie d’un âge d’or évanoui, d’une certaine douceur de vivre, d’un dénuement presque rural et même d’une certaine laideur sympathique, aux antipodes d’un luxe ostentatoire dont la ville devient l’épicentre mondial. Et Chandler sait bien de quoi il parle. Car, détail pas anodin du tout, l’auteur n’a jamais cessé de changer de domicile pendant les trente-trois ans qu’il passe à Los Angeles. Une bougeotte obsessionnelle, d’abord avec sa mère, Florence, puis avec son épouse, Cissy. A Los Angeles, son plus sérieux biographe, Frank Mac Shane, le localise à une trentaine d’adresses : Santa Monica, Fairfax, Pacific Palisades, Bunker Hill, Hollywood… la liste est interminable et l’homme connaît tous les recoins et les chemins secrets de la ville dont il assiste, pas à pas, à la métamorphose monstrueuse. Aussi, lire Chandler aujourd’hui ne produit pas l’effet de voyage dans le temps auquel on pourrait s’attendre. Quand Marlowe déambule dans ces mean streets, pour lui aussi l’âge d’or est passé depuis longtemps. Et cette modernité d’écriture, plus de soixante ans après sa publication initiale, n’en finit plus d’épater.

Cynisme. Lundi, Gallimard publie dans sa collection Quarto les sept romans de Raymond Chandler. Il ne manquerait, pour être vraiment complet, que les premiers chapitres de son huitième ouvrage inachevé, Poddles Spring, dont Marlowe, vieilli et marié, était une fois encore le héros. Les textes ont fait l’objet d’une révision, exception faite des deux romans traduits par Boris et Michèle Vian, le Grand Sommeil (Boris, seul) et la Dame du lac. Ce travail qui réunit tous les romans de Chandler, dans leur version intégrale et débarrassée de toutes les fantaisies de traduction des années 50, est à la fois un aboutissement et un nouveau départ. Un aboutissement car Gallimard, éditeur des romans de Chandler en français depuis la Dame du lac en 1948, n°8 de la Série noire, répare les dégâts infligés à Chandler qui, comme tous les romanciers américains de cette époque, n’a pas été épargné par les traductions. Un nouveau départ ensuite car, pour Chandler sans doute davantage que pour les autres, il restera probablement toujours une incertitude à voir son écriture particulière retranscrite dans toute sa subtile ironie, son cynisme distillé goutte à goutte.

Car Raymond Chandler est avant tout un styliste hors pair, et cette édition permet de mieux l’apprécier. A Hollywood, tout le monde connaissait son relatif désintérêt pour «l’histoire». Sa carrière, désastreuse quoique lucrative au sein des studios, en est le témoignage le plus limpide. Après de sévères frictions avec Billy Wilder lors de l’écriture d’Assurance sur la mort, adaptation du roman de James Cain, il se fâche à mort avec Hitchcock, qui l’avait embauché pour écrire le scénario de l’Inconnu du Nord Express, d’après Patricia Highsmith. En revanche, il portait un soin maniaque à relire et retoucher, parfois pendant des mois, ses manuscrits avant de les expédier à ses éditeurs. Dans son abondante correspondance, l’auteur en fait preuve sans cesse, justifiant et exigeant que l’on laisse exactement ce qu’il a écrit, sans jamais en modifier une syllabe. Et malheur à qui tente le coup. Son emploi de l’argot, notamment, est extrêmement précis. Dans une lettre adressée à un de ses éditeurs, il témoigne de son agacement envers les romans où l’argot «sent le dictionnaire», défendant l’idée que «les durs et les flics se servent d’expressions argotiques» après leur invention par des écrivains. A l’appui de cette idée, le célèbre titre Big Sleep, le grand sommeil comme la métaphore de la mort, dont il réclame la paternité.

Dans cette même lettre, avec une mauvaise foi admirable, il cite un exemple qui laisse entendre le contraire de sa profession de foi. Il dit préférer à toutes les expressions consacrées pour signifier «s’en aller» (beat it, take-off, sram, dangle, hit the road…) l’expression inventée par un vrai gangster, Spike O’Donnel, le seul qui ait eu le courage ou l’inconscience de s’opposer à Capone : «Be Missing» («sois plus là»).

Traduire cette langue, riche, ultraréférencée et bourrée de pièges, est une entreprise de longue haleine. Dans cette édition, plutôt que de verser dans une équivalence plus ou moins casse-gueule, la préférence a été souvent donnée au sens plutôt qu’à la formule. Un exercice délicat, parfois un peu trop neutre. Par exemple, quand Marlowe se lance, dans la Petite Sœur, dans une évocation du Los Angeles de sa jeunesse, il dit que cette ville n’a, désormais, pas plus de personnalité qu’un «papercup», un gobelet en carton dont les Américains font un usage intensif en toutes circonstances. Ici, la phrase devient «une ville sans cachet». Plus loin, à propos de la Californie qu’il compare à un grand magasin, il écrit : «The most of everything and the best of nothing», traduit par «On y trouve tout, surtout le meilleur du pire».

Cordial. Le travail néanmoins salutaire accompli par Quarto rappelle une rumeur qui avait circulé voici une quinzaine d’années. Il aurait alors été question que Chandler soit édité dans la Pléiade. Un boulot colossal car l’écrivain, en plus des romans, a écrit des nouvelles dont il a remanié plusieurs fois la forme, mais aussi des dizaines d’articles, notamment pour le magazine Atlantic Monthly, ainsi qu’une correspondance très abondante (aux éditions Bourgois, épuisée), sans oublier ses scénarios pour Hollywood et une interview de Lucky Luciano, à Capri, pour le Sunday Times qui, vu le ton cordial de l’entretien, a renoncé à le publier. Ce serait, pour des générations d’admirateurs de Chandler, une belle redécouverte et l’ultime geste pour signifier que la littérature noire a quitté son purgatoire.



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