Bruno Icher
photo: Olivier Mirguet
Gallimard publie dans la collection Quarto l'intégralité des polars de Raymond Chandler, avec des traductions révisées. Plongée dans un univers angeleno désillusionné
En
1951, dans une lettre adressée à un certain D.J. Ibberson, Raymond Chandler
levait quelques mystères sur la vie de Philip Marlowe, le héros qu’il avait
créé une quinzaine d’années auparavant. Avec une certaine réserve, de celle
qu’on utilise en parlant d’un homme qu’on ne connaît pas très bien, l’auteur
donnait des informations qui n’ont jamais figuré dans les romans. Notamment que
Marlowe était originaire de Santa Rosa, une petite ville du nord de la
Californie, qu’il avait fait des études convenables assorties de quelques années
d’université dans l’Oregon, sans parvenir à se rappeler si c’était celle
d’Eugene ou celle de Corvallis, qu’il avait pratiqué le football (américain,
bien sûr), récoltant au passage une fracture du nez. Chandler disait aussi que
Marlowe avait été détective pour le compte d’une compagnie d’assurances, puis
pour celui des services du District Attorney (procureur) de Los Angeles avant
d’en être évincé car, «à un certain moment, il s’est montré trop efficace». Il
disait enfin ne pas connaître sa date de naissance précise mais, pour lui,
Marlowe avait dit avoir 38 ans, avant d’ajouter que c’était il y a longtemps et
que, depuis, il n’avait pas vieilli.
S’il ne
fait aucun doute que Philip Marlowe aura éternellement 38 ans, il paraît
séduisant sinon plausible, par jeu littéraire et par la grâce d’une petite
soustraction, de déterminer que le détective le plus célèbre du polar américain
a vu le jour en 1913. Outre un centenaire que personne, à part nous, ne lui
souhaitera, cette année 1913 n’est pas exactement anodine dans la vie de
Raymond Chandler.
Aigrefins. Né à
Chicago en 1888, le futur écrivain suit, dès 1895, sa mère fraîchement divorcée
en Angleterre, où il passe son adolescence. Après d’excellentes études
classiques au Dulwich College, il décide de partir faire fortune dans son pays
natal. Hésitant entre plusieurs destinations, il finira par se fixer à Los
Angeles, sur l’invitation d’un couple d’amis rencontrés sur le bateau, les
Lloyd. Et il y découvre une sorte de paradis. Une grosse bourgade cernée de
villages ruraux, de petites stations balnéaires, d’innombrables coins sauvages
entre montagne et océan. Et c’est là qu’il décide de se fixer pour accomplir
son destin, enchaînant les petits boulots (cueilleur d’abricots ou préparateur
de raquettes de tennis) avant, toujours grâce à l’aide de son ami avocat et
esthète Warren Lloyd, de décrocher un emploi à la Los Angeles Creamery.
Comme
quelques millions d’autres jeunes hommes, la guerre l’arrache à cette modeste
poursuite du bonheur car, en 1917, il s’engage dans le corps expéditionnaire
canadien et va faire un tour dans les tranchées du nord de la France. De retour
en Californie à sa démobilisation, Chandler reprend les choses là où il les a
laissées, dès son embauche au sein de la Dabney Oil Syndicate, une compagnie
pétrolière dont la Californie et les environs de Los Angeles sont alors la
terre de cocagne. Nommé au poste de directeur du contrôle de gestion, il passe
près de dix ans à côtoyer les négociateurs et les propriétaires, les fortunés
et les aspirants à la grosse galette, les aigrefins de haut vol et les escrocs
de bas étage, sans oublier les agents de l’Etat et les policiers corruptibles,
une galaxie où tout le monde connaît tout le monde, et pas forcément pour le
meilleur.
Cette
première partie de l’existence de Chandler est sans aucun doute le terreau de
son œuvre. C’est de ces personnages, de ces rencontres, et parfois de ces
affrontements, qu’il puisera sa galerie de filous obstinés à pourrir la vie de
Philip Marlowe tout au long des sept romans dont il est le héros.
Banlieues. C’est
aussi dans cette première vie que Chandler fera lui-même l’expérience du
désenchantement dont son personnage est un dépositaire magnifique. Ces vingt
années qui séparent son arrivée en Californie et ses débuts littéraires tardifs
(il publie sa première nouvelle, Blackmailers Don’t Shoot dans la revue Black
Mask en 1933) sont aussi celles où le visage de Los Angeles change du tout au
tout. Certes, il y a toujours le soleil et la mer, mais il y a aussi des puits
de pétrole un peu partout, une industrie florissante, des studios de cinéma et
même l’eau courante dans l’agglomération car, autre coïncidence, c’est en 1913
que l’ingénieur en chef William Mulholland (comme la route chère à David Lynch)
a inauguré le viaduc qui allait permettre à cette grosse bourgade assoiffée de
devenir la métropole que l’on connaît. Ces bouleversements attirent des foules
compactes et Los Angeles passe de 300 000 habitants en 1910 à 1,2 million en
1930.
Cette
amertume de paradis perdu que Chandler connaît par cœur, il la transmet à son
personnage. Quand Marlowe parle de Los Angeles, de ses faubourgs miteux ou de
ses banlieues résidentielles en toc, de ses lieux de plaisir et de fantasmes,
de ses bars sordides ou de ses manoirs vulgaires de nouveaux riches, c’est bien
entendu le compte rendu de vingt années d’observation auxquelles Chandler s’est
livré. En miroir, il y exprime aussi la nostalgie d’un âge d’or évanoui, d’une
certaine douceur de vivre, d’un dénuement presque rural et même d’une certaine
laideur sympathique, aux antipodes d’un luxe ostentatoire dont la ville devient
l’épicentre mondial. Et Chandler sait bien de quoi il parle. Car, détail pas
anodin du tout, l’auteur n’a jamais cessé de changer de domicile pendant les
trente-trois ans qu’il passe à Los Angeles. Une bougeotte obsessionnelle, d’abord avec sa mère,
Florence, puis avec son épouse, Cissy. A Los Angeles, son plus sérieux
biographe, Frank Mac Shane, le localise à une trentaine d’adresses : Santa
Monica, Fairfax, Pacific Palisades, Bunker Hill, Hollywood… la liste est
interminable et l’homme connaît tous les recoins et les chemins secrets de la
ville dont il assiste, pas à pas, à la métamorphose monstrueuse. Aussi, lire
Chandler aujourd’hui ne produit pas l’effet de voyage dans le temps auquel on
pourrait s’attendre. Quand Marlowe déambule dans ces mean streets, pour lui aussi
l’âge d’or est passé depuis longtemps. Et cette modernité d’écriture, plus de
soixante ans après sa publication initiale, n’en finit plus d’épater.
Cynisme. Lundi, Gallimard publie dans sa collection Quarto les
sept romans de Raymond Chandler. Il ne manquerait, pour être vraiment complet,
que les premiers chapitres de son huitième ouvrage inachevé, Poddles Spring,
dont Marlowe, vieilli et marié, était une fois encore le héros. Les textes ont
fait l’objet d’une révision, exception faite des deux romans traduits par Boris
et Michèle Vian, le Grand Sommeil (Boris, seul) et la Dame du lac. Ce travail
qui réunit tous les romans de Chandler, dans leur version intégrale et
débarrassée de toutes les fantaisies de traduction des années 50, est à la fois
un aboutissement et un nouveau départ. Un
aboutissement car Gallimard, éditeur des romans de Chandler en français depuis
la Dame du lac en 1948, n°8 de la Série noire, répare les dégâts infligés à
Chandler qui, comme tous les romanciers américains de cette époque, n’a pas été
épargné par les traductions. Un
nouveau départ ensuite car, pour Chandler sans doute davantage que pour les
autres, il restera probablement toujours une incertitude à voir son écriture
particulière retranscrite dans toute sa subtile ironie, son cynisme distillé
goutte à goutte.
Car Raymond Chandler est avant tout un styliste hors
pair, et cette édition permet de mieux l’apprécier. A Hollywood, tout le monde
connaissait son relatif désintérêt pour «l’histoire». Sa carrière, désastreuse quoique lucrative au sein des
studios, en est le témoignage le plus limpide. Après de sévères frictions avec
Billy Wilder lors de l’écriture d’Assurance sur la mort, adaptation du roman de
James Cain, il se fâche à mort avec Hitchcock, qui l’avait embauché pour écrire
le scénario de l’Inconnu du Nord Express, d’après Patricia Highsmith. En
revanche, il portait un soin maniaque à relire et retoucher, parfois pendant
des mois, ses manuscrits avant de les expédier à ses éditeurs. Dans son
abondante correspondance, l’auteur en fait preuve sans cesse, justifiant et
exigeant que l’on laisse exactement ce qu’il a écrit, sans jamais en modifier
une syllabe. Et malheur à qui tente le coup. Son emploi de l’argot, notamment,
est extrêmement précis. Dans une lettre adressée à un de ses éditeurs, il
témoigne de son agacement envers les romans où l’argot «sent le dictionnaire»,
défendant l’idée que «les durs et les flics se servent d’expressions
argotiques» après leur invention par des écrivains. A l’appui de cette idée, le
célèbre titre Big Sleep, le grand sommeil comme la métaphore de la mort, dont
il réclame la paternité.
Dans
cette même lettre, avec une mauvaise foi admirable, il cite un exemple qui
laisse entendre le contraire de sa profession de foi. Il dit préférer à toutes les expressions consacrées
pour signifier «s’en aller» (beat it, take-off, sram, dangle, hit the road…)
l’expression inventée par un vrai gangster, Spike O’Donnel, le seul qui ait eu
le courage ou l’inconscience de s’opposer à Capone : «Be Missing» («sois plus
là»).
Traduire
cette langue, riche, ultraréférencée et bourrée de pièges, est une entreprise
de longue haleine. Dans cette édition, plutôt que de verser dans une
équivalence plus ou moins casse-gueule, la préférence a été souvent donnée au
sens plutôt qu’à la formule. Un exercice délicat, parfois un peu trop neutre.
Par exemple, quand Marlowe se lance, dans la Petite Sœur, dans une évocation du
Los Angeles de sa jeunesse, il dit que cette ville n’a, désormais, pas plus de
personnalité qu’un «papercup», un gobelet en carton dont les Américains font un
usage intensif en toutes circonstances. Ici, la phrase devient «une ville sans cachet». Plus
loin, à propos de la Californie qu’il compare à un grand magasin, il écrit :
«The most of everything and the best of nothing», traduit par «On y trouve
tout, surtout le meilleur du pire».
Cordial. Le
travail néanmoins salutaire accompli par Quarto rappelle une rumeur qui avait
circulé voici une quinzaine d’années. Il aurait alors été question que Chandler
soit édité dans la Pléiade. Un boulot colossal car l’écrivain, en plus des
romans, a écrit des nouvelles dont il a remanié plusieurs fois la forme, mais
aussi des dizaines d’articles, notamment pour le magazine Atlantic Monthly,
ainsi qu’une correspondance très abondante (aux éditions Bourgois, épuisée),
sans oublier ses scénarios pour Hollywood et une interview de Lucky Luciano, à
Capri, pour le Sunday Times qui, vu le ton cordial de l’entretien, a renoncé à
le publier. Ce serait, pour des générations d’admirateurs de Chandler, une
belle redécouverte et l’ultime geste pour signifier que la littérature noire a
quitté son purgatoire.
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