Un mois après les attentats, les premières critiques sur l’état d’urgence commencent à apparaître. Il était temps. Voici un texte rédigé pour NoirCon, une convention sur le roman noir qui doit se tenir l’année prochain aux Etats Unis. Une contribution au débat qui s’ouvre en France.
Romans policiers et romans noirs sont des familles littéraires proches mais distinctes. Proches, parce que l’une comme l’autre ont fait le choix du crime comme outil d’analyse, scalpel qu’elles utilisent pour désosser, mettre à nu les individus et les sociétés. L’une comme l’autre font le pari que la vérité d’une société, d’un individu, est dite par ses non dits, ses déviances ou ses marges. Mais si l’outil est le même, le regard porté par l’auteur sur son objet est très différent. Pour simplifier, dans le roman policier ou le thriller, l’enquête permet d’identifier le ou les fauteurs de troubles, les hommes mauvais et déviants, différents. La lutte du Bien contre le Mal n’est jamais bien loin. A la fin du récit, le ou les mauvais sont identifiés et sanctionnés, l’ordre et la sécurité sont rétablis, le lecteur peut dormir tranquille. En ce sens, le roman policier est une littérature de divertissement.
Le roman noir raconte une tout autre histoire, le scalpel du crime révèle une nature humaine et une machine sociale infiniment complexes. L’individu criminel n’est pas le barbare, le monstre, le Mal incarné, il est le frère de sang de l’auteur, du lecteur, il parle d’eux, il n’est pas hors de l’humanité, il est enkysté dans un ensemble de relations sociales complexes et solides. Il n’est pas un individu isolé, aisément « expulsable », mais un des rouages d’une machine sociale complexe, un des instruments utilisés dans le maintien de l’ordre, un des relais des mécanismes de pouvoir. Tous les personnages, et le lecteur avec eux, sont engagés « en un combat douteux ». La littérature noire n’est pas manichéenne. Et si, d’aventure, l’ordre est rétabli à la fin d’un roman noir, l’auteur et les lecteurs sont conscients qu’il ne s’agit que du rétablissement provisoire des apparences.
Cette place du crime et des criminels au cœur du fonctionnement de nos sociétés n’est pas un phénomène nouveau ou récent. Pour s’en souvenir, il suffit d’évoquer le rôle de la mafia sicilienne utilisée dès le 19° siècle par les grands propriétaires fonciers de l’île pour faire tenir tranquilles les paysans sans terre, le rôle des organisations criminelles dans la gestion des colonies françaises, ou celle des gangsters dans la conquête de l’ouest aux États-Unis. Pour bien comprendre, et finir par admettre, cette proximité, cette angoissante perméabilité des sociétés humaines au crime et aux criminels, il faut, par exemple, se rappeler l’impunité des officiers et des hommes de main nazis après la guerre (seuls une cinquantaine de chefs ont été jugés à la fin de la guerre), le silence complice qui les a protégés et la facilité avec laquelle ils se sont reconvertis en paisibles et honnêtes citoyens allemands, ou en savants américains. Et finalement en éléments indispensables d’un rempart de notre civilisation contre l’Union Soviétique.
Si les auteurs de romans noirs fouillent ainsi dans l’histoire, dans le passé, ce n’est pas pour le plaisir de le reconstituer mais pour trouver les faits qui entrent en résonance avec le présent. Avec une subjectivité revendiquée, ils plongent dans le passé pour reconstituer le présent, donner de la profondeur à leurs récits du temps présent. Ils sont les historiens du présent. Et la lecture des romans noirs aide à comprendre le présent particulièrement noir que nous vivons. Dans ces derniers jours, les criminels par excellence sont les djihadistes de l’EI. Nos hommes politiques se déchainent à les traiter de monstres, s’acharnent à prétendre qu’ils représentent le Mal absolu, sont hors de l’humanité, ce qu’ils entendent signifier par une mesure purement symbolique, le retrait de la nationalité. Ce sont des âneries contreproductives qui leur font perdre du temps et dont la seule fonction est de leur donner bonne conscience. Il serait plus efficace de remédier sans tarder aux défaillances multiples et structurelles de notre police et de nos services de renseignement. Les djihadistes appartiennent à l’humanité, nous n’y pouvons rien. Si l’on veut les combattre efficacement, il vaudrait mieux se donner les moyens de comprendre comment, dans un univers en voie de mondialisation, beaucoup de ces djihadistes occidentaux ou baasistes sont imprégnés de la culture occidentale et se l’approprient en partie pour la retourner contre l’Occident et construire leur « récit héroïque ». C’est particulièrement évident dans le domaine de l’audiovisuel et de la propagande qui font appel aux mêmes « valeurs » que nos jeux vidéo. Et comprendre quels sont les réseaux de guerres et de pouvoirs dans lesquels ils sont enserrés au Moyen Orient en feu, comme les criminels nazis avaient construit un récit mis en scène utilisant très largement la culture européenne dont ils étaient les enfants, et s’étaient construits à travers des réseaux compliqués d’influences, d’alliances, de pouvoir. Ces mécanismes ne sont pas inédits. Et, dans cette histoire, nous ne sommes pas plus les représentants du Bien absolu qu’ils ne sont les représentants du Mal absolu. Nous sommes, nous aussi, dans ce Moyen Orient en feu, pris dans des réseaux multiples, plus ou moins anciens et maitrisés de guerres, de massacres, d’alliances. S’il n’y a pas de « monstres », n’oublions pas non plus ce que disait Saint Paul : « Les justes n’existent pas » sur cette terre. Saint Paul, le premier auteur de roman noir ?
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