Lisbeth Koutchoumoff
Vaste théâtre réaliste et polyphonique, «Sur le rivage» se dresse comme une grande oeuvre. De celles qui donnent à voir et à entendre
Genre: Roman
Qui ? Rafael Chirbes
Titre: Sur le rivage
Trad. de l’espagnol par Denise Laroutis
Chez qui ? Rivages, 512 p.
Dès la première ligne, la mort est là: «Le premier à voir la charogne est Ahmed Ouallahi.» Depuis que le Marocain est au chômage, il va pêcher dans le marais comme il le faisait parfois avec Esteban, son ancien patron. Et tout à coup, dans la boue, il voit deux chiens errants qui se disputent des restes humains. Après quelques pages éblouissantes qui plantent le décor sinistré d’une station balnéaire du côté de Benidorm à la fin de l’an 2010, Rafael Chirbes abandonne la piste policière. Mais le palus reste la tache obscure de ce grand roman noir, celui de tous ceux que la crise, dans son reflux, a laissés «sur le rivage». C’est là, dans la boue et les roseaux, que les paysans jetaient le bétail mort et les vieilles machines. Là que les vaincus de la guerre civile se sont cachés avant d’être achevés par la faim, les maladies et les feux allumés par l’ennemi. C’est sur ses bords qu’aujourd’hui les prostituées ukrainiennes et russes attendent le client. Là aussi, dans les roselières, que se réfugie la beauté du monde, la vie sauvage – sangliers, bécasses, poissons. «L’étang qui, à son arrivée, semblait une coulée d’acier chauffé à blanc, montre maintenant une délicate douceur, des reflets de vieil or. Il distille du cuivre brillant sur les pointes d’eau que soulève le vent.» Sur le théâtre du monde que dresse Rafael Chirbes, exit Ahmed, il a eu sa grande scène et ne reviendra plus qu’en figurant. Entrée d’Esteban, dont le monologue occupe presque tout le livre, certes entrecoupé d’autres voix, de passages en italiques. Sa partie s’intitule «Repérage des extérieurs»: ce serait donc plutôt un film, avec des flash-back et des gros plans? Mais pour quel scénario? Il faudra le deviner.
Esteban est déjà vieux, dans les 70 ans. Son père est toujours à sa charge, perdu dans les brumes de la démence sénile. La mère est morte, il y a longtemps, le frère aîné aussi. L’autre frère ne revient qu’en parasite. La sœur vit sa vie, au loin. Le père et le grand-père ont cru à la lutte des classes, à l’URSS comme idéal. «Nous ne vivons pas du travail des autres, nous vivons du nôtre. Nous n’exploitons personne.» A la fin de la guerre civile, le grand-père a été exécuté d’une balle dans la nuque. Le père, lui, s’est rendu au lieu de se cacher dans le marais. Il ne s’est jamais pardonné cette «lâcheté». Il est sorti de prison dur, amer. Il lui a fallu vivre côte à côte avec les ennemis d’hier, les voir réussir. Lui qui désirait devenir sculpteur a voulu imposer ce rêve à ses fils. Ils l’ont déçu. Esteban a tenté une échappée, dans les années rock, sur les traces de son copain Francisco, puis il est revenu au village, à la menuiserie, mendiant l’affection, soumis à ce vieux, autoritaire et insatisfait. Et maintenant, c’est par la sénilité que celui-ci tient son fils en esclavage.
Dans l’euphorie des années 1980-1990, la menuiserie s’est agrandie. Cinq employés. Et un accord avec Pedrós, l’entrepreneur malin, pour tout un complexe immobilier pour touristes. Maintenant, la menuiserie, la maison, les terrains, le patrimoine, tout est sous séquestre. Et cinq autres familles sont entraînées dans cette catastrophe. Sans compter celle de Liliana, la Colombienne qui s’occupait du vieillard et dont le bavardage nostalgique entrecoupait les ruminations d’Esteban et le rendait sentimental et un peu lubrique. Quand il peut, il s’échappe dans le marais. Ou au bistrot, là où se refait le monde, en jouant aux cartes, aux dominos, dans les brumes de l’alcool et des vapoteurs. Parfois, Francisco rejoint ces perdants. Il est l’ami de toujours, le fils de riches, celui à qui tout a été donné à la naissance, qui est parti et qui a réussi. Chroniqueur œnologique réputé, époux d’une cuisinière de génie (deux étoiles au Michelin), il a profité de ce moment où la gastronomie est devenue l’horizon de la classe moyenne, le refuge des rêves de promotion sociale, dans un monde du spectacle et de la surconsommation. A Esteban, Francisco a «volé» Leonor, la seule femme qu’il ait aimée, fille de pêcheurs, dévorée de désir de revanche. Veuf, Francisco est revenu au village, dans la plus belle maison.
Mis ainsi à plat, dans la chronologie, cela peut sembler démonstratif. L’art de Rafael Chirbes, c’est de tisser les motifs de façon ce qu’ils se répondent dans une grande fresque des temps modernes. Il fait sentir la boue, la putréfaction, le vieillissement des corps et des choses, la fugitive beauté d’une lumière, d’un animal. Esteban est un vaincu, mais sa lâcheté est lucide et son diagnostic impitoyable. Et quand il se fait des illusions – sur le dévouement de Liliana par exemple –, les récits enchâssés, en italiques, les démentent vite. On lit les carnets du père, on entend des femmes, un balayeur de rues, le compagnon d’une prostituée. Ce qu’ils vivent et ressentent reflète sans fard la misère économique et sociale qui frappe à tous les niveaux – immigrés d’Afrique du Nord, d’Amérique latine, de l’Est, ouvriers, employés, petits patrons, par un enchaînement de dominos. Seuls des gens comme Pedrós, l’entrepreneur marron, parviennent à tirer profit du désastre, sous d’autres cieux, dans d’autres monnaies. C’est d’ailleurs à lui que l’auteur laisse le dernier mot.
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