Le héros de polar est inoxydable. Il a une âme en Teflon, un corps en acier de Solingen, une morale gravée dans le diamant. En plus, il est rentable. Donc, pas question de le laisser prendre sa retraite: on n'imagine pas Philip Marlowe, OSS 117, Miss Marple ou Jack Ryan en déambulateur à la Maison des Anciens de Bormes-les-Mimosas. Même longtemps après la mort de l'auteur, lehéros de polar continue à confondre les assassins, à traquer les salauds et à procurer un immense plaisir de lecture.
Deux livres viennent de ressusciter des figures tutélaires: dans «Moriarty», Anthony Horowitz évoque la silhouette du «plus grand détective du monde», Sherlock Holmes, considéré comme mort après sa chute dans la cascade de Reichenbach. Et dans «Meurtres en majuscules», Sophie Hannah fait reprendre du service aux «petites cellules grises» d'Hercule Poirot, qui revient fièrement, la moustache cirée, et demande: «Qui ferait une chose pareille ?» devant son millième cadavre.
Qui ferait une chose pareille ? Tout simplement un auteur validé par les détenteurs des droits. Or réemployer ces héros-là n'est pas affaire aisée. Il y a les légataires, regroupés en un Conan Doyle Estate et un Agatha Christie Estate, qui délivrent les permis de survie et de résurrection.
Dans le premier cas, les pastiches et les imitations de Conan Doyle ont été légion: pendant des années, le Conan Doyle Estate, englué dans desquerelles de droits de succession, n'a rien pu faire. Mais aujourd'hui le personnage de Sherlock Holmes est sous clé: nul ne peut s'en prévaloir sans autorisation. Ainsi, le Britannique Anthony Horowitz, auteur du «Faucon malté» et de «Maudit Graal», a-t-il reçu la précieuse bénédiction:
Je m'imaginais que les gens du Conan Doyle Estate allaient me rencontrer au 221 B Baker Street, vêtus de tweed, pour le five o'clock, avec une tasse de thé à la main... Tout s'est passé par l'intermédiaire des agents littéraires.
Choisi grâce à sa notoriété, Horowitz, 57 ans, a ainsi publié «la Maison de soie» en 2011, dans lequel Sherlock Holmes s'attaque au «gang descasquettes plates», avec l'aide de son frère Mycroft. Dans «Moriarty», Sherlock Holmes n'apparaît pas, Watson non plus. Mais l'univers de Conan Doyle est bien en place. Je ne vous révèle pas la fin du livre, avec le retournement extraordinaire qui tient en une seule phrase !
Côté Agatha Christie, même son de cloche. Protégeant farouchement les droits de l'oeuvre - 33 romans et 51 nouvelles publiés entre 1920 et 1975 - les légataires ont choisi la Britannique Sophie Hannah, qui a la qualité deresearch fellow (personne ne sait ce que c'est, mais c'est bien) à Oxford pour continuer les aventures d'Hercule Poirot. Sans doute convaincus par le titre de l'un des livres de Sophie Hannah («le Pessimisme pour les débutants», 2007), les héritiers ont vissé un contrat en marbre:
Ils détiennent le copyright, et même si Steven Spielberg voulait adapter le livre en comédie musicale avec Tom Cruise et Lady Gaga, je n'aurais pas mon mot à dire !
Sophie Hannah est une fan: elle a lu son premier Agatha Christie à 12 ans et a avalé tout le reste à 14 Les choses se sont dégradées ensuite: elle s'est mise à lire «le Club des Cinq» d'Enid Blyton, quatrième auteur le plus traduit au monde (juste après Shakespeare et avant Lénine).
Le business de la résurrection ne date pas d'aujourd'hui. Les auteurs-coucous, qui se logent dans le nid des autres, sont légion. Ainsi, le premier détective du monde, le chevalier Dupin, inventé par Edgar Allan Poe, a-t-il eu droit au «Retour du chevalier Dupin» de Michael Harrison, en 1968. Ex-espion, Harrison a eu le plaisir de faire publier son livre chez un éditeur au nom prédestiné: Mycroft Publishing. D'autres auteurs se sont engouffrés dans la brèche, dont le Canadien Gérard Dôle, le Hongrois George Egon Hatvary et l'Anglais John Peel, qui rêva la rencontre de Dupin et du comte de Monte-Cristo. Pourquoi pas avec Sylvia Kristel ou Caria Bruni, pendant qu'on y est ? Imaginez les possibilités...
Robert Parker, lui, les a imaginées avec l'un des détectives les plus appréciés du cinéma: Philip Marlowe. Reprenant les notes inachevées de Raymond Chandler, il a osé: «Poodle Springs» (publié en France sous le titre: «Marlowe emménage», en 1990) n'est ni un pastiche ni un hommage. C'est juste une mauvaise action. Quant à John Banville, spécialiste de Kleist, ilvient de publier une nouvelle aventure de Marlowe, sous le titre: «The Black-Eyed Blonde» («la Blonde à l'oeil au beurre noir»). Tout un programme...
D'autres héros ont été réemployés, dans la perspective de renverser la courbe du chômage des seniors: Arsène Lupin a été ressuscité par Anthony Boucher, Boileau-Narcejac, Tony Baillargeat et par le Japonais Kazuhito Kato. Ce dernier n'ayant pas obtenu - ni demandé - l'autorisation des ayants droit, il a préféré rebaptiser son héros «Rupan» (prononciation asiatique de «Lupin»).
Continuons : OSS 117, l'agent secret Hubert Bonisseur de La Bath, qui combat les crapules soviétiques et aime les femmes «aux cuisses fuselées et aux seins en poire», a repris le boulot à la mort de son créateur, Jean Bruce, dans un accident de voiture en 1963. Car la veuve, Josette Bruce, n'a pas dételé: entre 1966 et 1985, elle a signé (mais pas forcément écrit) cent quarante-trois volumes, avec des titres dans l'esprit de la série: «Halte à Malte», «Congo à gogo», «Coup de dingue à Saint-Domingue».
Puis les enfants Bruce, Martine et François, ont repris l'usine littéraire, en produisant vingt-trois titres, avant de raccrocher en 1992. Dernier livre: «OSS 117 prend le large». Il était temps: après un total de deux cent cinquante-quatre volumes, le héros était superfatigué. Il n'en pouvait plus,des seins soviétiques et des crapules en poire. Et il avait un sérieux concurrent : James Bond.
Avec celui-ci, on entre en terrain dangereux. Car les héritiers de Ian Fleming, mort en 1964 après avoir signé douze romans et neuf nouvelles, surveillent leurs affaires d'un oeil d'aigle. Chaque nouveau titre, qu'il soit signé Kingsley Amis, John Gardner, Sebastian Faulks, Jeffery Deaver ou William Boyd, est millimétré. Pas question de faire un pâté d'alouette avec une rencontre entre 007 et Monte-Cristo. Et toute utilisation non autorisée du personnage, au cinéma ou en littérature, se traduira par un écartèlement sur la place publique, puis par une déportation avec les boulets aux pieds (ce sont des Anglais).
Le seul qui ait échappé à la malédiction, c'est Sean Connery: il a joué dans une adaptation non autorisée d'«Opération Tonnerre», retitrée «Jamais plus jamais». Mais c'est une exception. Ainsi, le prochain livre d'Anthony Horowitz, qui a abandonné Sherlock Holmes, sera un James Bond:
Là, j'ai rencontré les légataire, face à face. C'était du côté de Trafalgar Square, dans leur banque personnelle, la Fleming Bank...
Les conditions ont été dictées: interdit de parler de l'intrigue, d'inventer deschoses hors de propos, de dépasser les bornes, de mentionner le titre.James Bond n'est pas un personnage littéraire, c'est un brevet. Il est aussi bien gardé que les joyaux de la Couronne. N'oublions pas que Ian Fleming, espion, fut le concepteur de l'«Operation Ruthless» pendant la guerre. Traduction: opération Sans Pitié. Qu'on se le dise.
Reste une question. Pourquoi certains héros ont-ils une deuxième vie, alors que d'autres végètent dans le passé ? Mystère. Ainsi, on peut comprendre que Maigret ne soit pas repris, car les héritiers de Simenon exercent une surveillance attentive.
Mais le Sam Spade de Dashiell Hammett ? Le Chéri-Bibi de Gaston Leroux? Le Fantômas de Souvestre et Allain? Le Nestor Burma de Léo Malet? Pourquoi San Antonio (175 volumes !) est-il revenu sous la plume du fils de Frédéric Dard, et l'Inspecteur Lecoq créé en 1863 par Emile Gaboriau est-il resté dans les limbes? Et pourquoi Simon Templar dit «le Saint», l'avocat Perry Mason ou Nero Wolfe, l'«Homme aux orchidées» ont-ils été abandonnés? On les aimait bien, pourtant.
Au fond, l'idée qu'un personnage puisse passer de main en main est troublante: il échappe à son auteur, divorce, se marie à un autre écrivain, retrouve une deuxième jeunesse, continue à travailler et à générer desroyalties. L'éternité est devenue une affaire commerciale. Il ne faut jamais dire plus jamais, c'est clair.
François Forestier
A lire
Moriarty
par Anthony Horowitz, traduit de l'anglais par Annick Le Goyar, Calmann-Lévv, 300 p., 17,50 euros
Meurtres en majuscules
par Sophie Hannah, traduit de l'anglais par Valérie Rosier, Le Masque 350 p., 20,90 euros
Solo
par William Boyd, traduit par Christiane Besse, Seuil, 352 p., 21,50 euros;
Marlowe emménage
par Raymond Chandler et Robert Parker, traduit de l'anglais par Janine Hérisson, Gallimard, 204 p., 7,50 euros.
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