25 de desembre del 2013

Raymond Chandler ou la « quintessence du roman noir », par Pierre Lemaitre

[Le Monde, 25 décembre 2013]

Pierre Lemaitre



Chandler a toujours considéré le roman policier comme vulgaire, mineur et « destiné à un public à moitié lettré ». Il lui devait pourtant toute sa célébrité. Cela dit, chez lui, si vous voulez compter les paradoxes, vous n'aurez jamais assez de doigts. Cet homme-là était contradiction des pieds à la tête : il détestait les gens du cinéma, mais consacra une grande partie de sa vie à écrire des scénarios (et, de Wilder à Hitchcock, à se fâcher avec tout le monde) ; il est célèbre pour son utilisation de l'argot, mais avouait que le « parler américain était pour lui comme une langue étrangère »
Tenez, prenez la question de l'intrigue. Dans un polar, ce n'est pas secondaire. Chandler proclamait même : « Il y a ceux qui écrivent des histoires et ceux qui écrivent des écrits. » Pourtant, lui-même a rarement réussi à bâtir une bonne histoire. Franchement, parfois, dans ses romans, pour y comprendre quelque chose… Affaire de méthode peut-être : il construisait son intrigue « au fur et à mesure ». Dans le polar, c'est l'une des meilleures manières de n'aller nulle part, si ce n'est dans le mur. A propos de La Petite Soeur, il confesse lui-même que « l'intrigue grince comme un volet brisé dans le vent d'octobre » : on est forcé d'êtred'accord. On repense inévitablement au tournage du Grand Sommeil. Hawks télégraphie à Chandler : « Dites-moi, dans votre histoire, qui a tué Owen Taylor ? »Réponse de Chandler : « Aucune idée. »

Ses romans ressemblent à des déambulations avec des bagarres au milieu. En bref, si vous voulez lire des romans policiers, ce n'est certainement pas vers Chandler qu'il faut vous tourner. En revanche, si vous cherchez la quintessence du roman noir, c'est l'une des meilleures adresses. S'il avait réussi ses polars, on n'en parlerait peut-être plus. Ce qu'il a réalisé est autrement intéressant. C'est l'évidence à la lecture des sept Enquêtes de Philip Marlowe publiées en « Quarto ».

ÉPONGE À SENSATIONS
Raymond Chandler (1888-1959) était né à Chicago, mais il avait suivi ses études en Angleterre. Grec et latin. Il souffrira toujours de n'être pas reconnu comme lettré, donc comme écrivain. Il avait passé l'essentiel de sa vie professionnelle dans l'industrie (il était vice-président d'un groupe pétrolier lorsque son alcoolisme le condamna au recyclage) et ne devint écrivain qu'à 45 ans. Philip Marlowe, lui, naquit véritablement à la littérature en 1939 dans Le Grand Sommeil, premièreenquête d'un héros devenu l'archétype du privé américain, un cow-boy sentimental et alcoolique, campé sur son code moral, sans cesse en butte aux prévaricateurs, aux malfaisants et aux femmes fatales.
Il ressemble aux personnages de Nighthawks, le fameux tableau d'Edward Hopper ; de face ou de dos, il pourrait être l'un ou l'autre des deux hommes assis au bar. C'est une sorte de loser qui ne lâche jamais rien, un intuitif entêté, une éponge à sensations, le genre de type qui dit : « Si ça ne vous fait rien, je garderai mesidées pour moi, M. Potter. Elles n'ont aucune importance, je le reconnais, mais elles constituent tout mon capital. » Ses enquêtes sont houleuses, brutales, et leur conclusion a finalement peu d'intérêt parce que, en fait, la solution n'existe que pour lui. Marlowe n'est pas le héros de ses enquêtes comme il n'est pas le héros de sa propre vie. Au fond, c'est un faible avec des valeurs, toute sa puissance est là.
L'autre grand personnage de Chandler, c'est Los Angeles, dont il a solidement planté le drapeau au milieu du paysage policier américain. A croire que c'est lui qui a inventé cette ville, parce que tout ce que vous avez lu ensuite, chez Michael Connelly, James Ellroy ou Robert Crais, se trouve déjà chez lui.
DIALOGUISTE ÉBLOUISSANT
« Toute ma carrière, disait-il, est basée sur le principe que la formule n'a pas d'importance, ce qui compte c'est la manière dont vous la traitez. » Comme Simenon, il écrit moins des polars que des romans atmosphériques. Ajoutez à cela qu'il est un dialoguiste éblouissant et d'un humour ravageur (ne manquez sous aucun prétexte la typologie des sept sortes de blondes dans Le Grand Sommeil, Marlowe tombe sur la huitième…) et que ses personnages sont esquissés à la perfection avec une rare économie (« Son maquillage raté avait l'air d'avoir été mis la nuit par quelqu'un qui se serait foulé le poignet »), et vous comprendrez pourquoi, à partir de Chandler, la littérature blanche va autant, et aussi souvent, emprunter au roman noir. On ne lui en donnera pas toujours crédit, trouvant moins compromettant de se référer au Faulkner de Sanctuaire, oubliant que Faulkner fut le scénariste du Grand Sommeil…
Les sept enquêtes de Philip Marlowe sont proposées dans des traductions révisées – et dans leur version intégrale. La préface rappelle que des centaines de pages de Chandler disparues jusque-là en français y sont aujourd'hui restituées, parce qu'à l'origine, pour être publié dans la « Série noire », chaque volume devaitcomporter 254 pages exactement. Imaginer Marcel Duhamel en Procuste dans le sous-sol de Gallimard… Chandler aurait adoré.
Les Enquêtes de Philip Marlowe, de Raymond Chandler, traduit de l’anglais (Etats-Unis), Gallimard, « Quarto »,1312 p., 28,50 euros.

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