12 de desembre del 2013

Au pays de Mandela, le polar se porte bien

[Quelques nuances de noir: Le monde du polar, 11 décembre 2013]

Yann Plougastel

Au moment où Nelson Mandela rejoint sa dernière demeure, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le roman policier a largement contribué à décrire la réalité de l’Afrique du Sud sous l’apartheid. Et continue aujourd’hui encore à raconter une société traversée par de nombreux soubresauts… En fait, le pays de Madiba est une solide terre à polars.

Deux romans de James McClure, « Le cochon qui fume » (1971) et « Le flic à la chenille » (1972) publiés à la Série Noire, traduisent bien la division raciale de la société, à travers les enquêtes menées par deux flics, l’un blanc, le lieutenant Kramer, l’autre noir, le sergent Zondi. Ils s’apprécient mutuellement mais ne franchissent jamais ce mur invisible, qui contraint chacun à rester dans son monde. McClure n’a pas fait œuvre engagée. Il se contente de (bien) dépeindre la complexité de cette société en proie à une idéologie raciste. Wessel Ebersohn, quant à lui, a pris nettement position et ses livres, « La nuit divisée » (1979) et « Coin perdu pour mourir » (1981) publiés en France chez Crapule Productions, furent d’ailleurs longtemps interdits. Avec une écriture classique, qui renvoie aux grands maîtres du polar, il dénonce à travers ses personnages (notamment un psychiatre juif, Yudel Gordon) la ségrégation et la répression féroce infligée aux noirs par les forces de l’ordre de tout acabit. C’est efficace. Sans fioriture. Mais aussi très désespéré.

Louis-Ferdinand Despreez, plus jeune, décrit l’Afrique du Sud actuelle dans « La mémoire courte » (2006) et « Le noir qui marche à pied » (2008), tous deux publiés chez Phébus. Ce mystérieux personnage, qui aurait appartenu aux services secrets de l’ANC et travaillerait aujourd’hui pour le gouvernement de Pretoria, écrit en français des romans politiquement peu corrects, où un flic noir, le capitaine « Bronx » Zondi, traque les extrémistes blancs qui refusent l’Afrique du Sud arc-en-ciel. C’est brutal, âpre et sans langue de bois.

D’origine afrikaner, Déon Meyer est de loin le maître du polar d’Afrique du Sud. « Jusqu’au dernier » (2002), « Les soldats de l’aube » (2003), « L’âme du chasseur » (2005), « Le pic du diable » (2007), « Lemmer l’invisible » (2009), « 13 heures » (2010), « A la trace » (2012), « 7 jours » (2013), tous publiés au Seuil, sont à chaque fois de gros romans de 500 pages, qui superposent plusieurs intrigues et les points de vue des divers personnages. C’est d’une redoutable habileté, avec une aisance stylistique, qui le range parmi les grands. Son Afrique du Sud post-apartheid est gangrenée par les radicaux des deux camps qui poursuivent leurs violences aussi bien sur le plan politique que sociétal. Chez Meyer, la Grande Histoire y rencontre la petite… Bref, c’est formidable.

Il faut également signaler Roger Smith, ancien militant anti-apartheid, qui à travers ses polars ultra-violents ("Mélanges de sang", 2011, "Blondie et la mort", 2012, "Le sable était brûlant", 2013, chez Calmann Levy) parlent des travers de l'Afrique du Sud de l'après Mandela, où la nation arc en ciel a perdu une partie de ses couleurs.
Pour finir, je voudrais raconter deux anecdotes personnelles. Je me suis rendu à plusieurs reprises en Afrique du Sud pendant l’apartheid pour des reportages autour de Johnny Clegg ou d’autres musiciens, en évitant d’indiquer ma qualité de journaliste. À l’époque, le régime boycotté de toute part, montré du doigt par l’opinion internationale, s’était durci et intensifiait sa politique de ségrégation. Il y avait plusieurs Afrique du Sud, celle des Blancs qui vivaient comme s’ils étaient en Californie (avec de profondes divisions entre les afrikaners d’origine flamande et les anglo-saxons), celle des Noirs parqués dans des ghettos (les townships à la périphérie des villes)… Au printemps 1987, avec Gérard Bar David, un journaliste de Best et François Post, qui, plus tard, s’occupera de Cesaria Evora, nous nous retrouvons une fin d’après-midi dans une sorte de parc d’attractions au cœur de Soweto. Un festival doit s’y dérouler avec les chanteurs les plus en vogue du moment, dont Brenda Fassi, l’équivalent zoulou de Tina Turner. Il doit y avoir cinq mille personnes. Peu de Blancs à l’horizon. Sauf le regretté Philippe Constantin, alors patron de Barclay, inventeur de la world music à la française, qui rôde en coulisse. Sur scène, il y a un énergumène excité qui se prend pour Claude François, sauf qu’il chante un truc nommé « Manolo », où en fait, il parle de Mandela encore en prison, ce qui est strictement interdit. Il s’appelle Chicco. C’est une sorte de caïd qui roule les mécaniques et tombe les filles. À la fin de la chanson, il aperçoit les trois gandins que nous sommes, nous désigne et lâche : « Demain, l’Afrique du Sud sera comme ça, plurielle ». Le public s’est retourné. Les filles nous ont embrassé. Les garçons se sont mis à danser. Nous, on est restés figés comme des crétins. Cette émotion-là, je vous jure, jamais aucun d’entre nous trois ne l’oubliera…

Autre souvenir. Même année. Le chanteur de reggae, Lucky Dube, aussi célébre en Afrique du Sud que Marley à la Jamaïque, nous invite chez lui à une centaine de kilomètres de Johannesburg, dans une petite ville minière. Il nous fait visiter les écoles vides où les élèves sont en grève depuis des mois, les hôtels dépareillés où les mineurs s’entassent… À la fin de la journée, nous lui proposons de dîner ensemble. Impossible. Dans ce pays-là, les restaurants n’acceptent pas les Noirs. « Tu vas voir » lance Bar David, teigneux. Direction, une pizzeria du centre ville. Lucky reste dans sa voiture. Nous, les trois petits blancs, nous nous installons à une des tables, commandons en annonçant qu’un ami va nous rejoindre. Cinq minutes plus tard, Lucky, que tout le monde connaît, pousse la porte et vient s’asseoir à nos côtés. Dans un silence assourdissant. Que va-t-il se passer ? Un serveur s’approche du chanteur et lui tend la carte en souriant. C’est gagné. Les conversations reprennent. À la fin du repas, Lucky sort une liasse de billets et tient à payer la note au vu et au su de tout le monde… Ce pied de nez-là, je vous jure, jamais non plus aucun d’entre nous ne l’a oublié.

C’était ça l’apartheid. Une saloperie où les gens ne vivaient pas ensemble, mais les uns à côté des autres, sans avoir le droit de se rencontrer.



0 comentaris:

Publica un comentari a l'entrada

 
Google Analytics Alternative