26 de febrer del 2015

Arnaldur Indridason: «Je n'ai pas fini d'explorer mon personnage, le policier Erlendur»

[Le Magazine Littéraire, 25 février 2015]

Hubert Prolongeau 


Arnaldur Indridason est l'un des chefs de file du polar scandinave, et l'écrivain islandais le plus lu au monde. L'Islande… Avec lui, on n'en sort pas. Son œuvre, à laquelle la France fait à chaque fois un très bon accueil, ramène sans cesse le lecteur dans cette petite île glaciale et peu peuplée. Récemment, il a délaissé son héros favori, le commissaire Erlendur, pour écrire un roman historique, puis un polar dans lequel ce dernier apparaît peu. Une nouvelle voie ? Courtois, massif, pesant ses mots, s'exprimant en islandais, Arnaldur Indridason évoque ses rapports avec son île aujourd'hui ruinée et le héros qu'il lui a donné : ce policier très décalé et plutôt dépressif que l'on retrouve dans Les Nuits de Reykjavík (éd. Métailié).
Vos deux derniers livres sortis en France sont Le Livre du roi, sans votre héros récurrent, le policier Erlendur, et Le Duel, où il fait une courte apparition. Développez-vous une voie parallèle aux romans policiers qui ont fait votre renommée?
Arnaldur Indridason. Une voie parallèle, je ne sais pas. Mais une volonté de m’éloigner un peu d'Erlendur, oui. J'ai ainsi écrit quatre livres : Le Livre du roi, Bett´y, «Opération Napoléon» et «Le Passage des ombres» [ces deux derniers ne sont pas encore sortis en France], dans lesquels Erlendur n’apparaît pas. Parfois je le trouve un peu fatigant, et j'ai besoin de m’offrir plus d'espace d’écriture. Enchaîner livre après livre avec le même personnage principal est un peu monotone. La cohabitation est parfois difficile.

Pourtant vous y revenez?
Je n'ai pas fini d'explorer le personnage. Mais c'est lui qui revient, ce n'est pas moi qui le remets en selle ! AprèsÉtranges rivages, je pensais en avoir fini avec lui. Quand le livre s’achève, il est abandonné seul sur la lande, il va faire terriblement froid, il n'a pas de quoi se protéger. Son sort paraît scellé. Et puis il est revenu frapper à ma porte. Alors, avec lui, j’ai remonté le temps. Et cela a donné Le Duel. DansLes Nuits de Reykjavík, je le prends en 1974. De cette façon, je continue à vivre avec lui. Mais, si ça se trouve, il est déjà mort. 

On a l'impression, à vous entendre, que c'est le personnage qui vous contrôle, et non l’inverse. 
C'est un peu les deux, un mélange de conscient et d’inconscient. Erlendur est aujourd'hui un personnage abouti, le courant entre nous circule bien. Beaucoup de ses actes découlent logiquement de son caractère. Mais rien n'est figé. Je le mets devant de nouveaux défis, je fais avec lui de nouvelles explorations, et je découvre d’autres facettes de sa personnalité. C'est pour cela que je me penche aujourd’hui sur sa jeunesse : pour mieux le connaître.

Vous n'avez jamais pensé à le tuer, comme l'avait fait Conan Doyle avec Sherlock Holmes, trop content de s'en débarrasser?
Peut-être est-il déjà mort (sourire), même si nous remontons encore ensemble le cours de l’histoire. Une théorie veut qu’un personnage de série ait une durée de vie de dix ou onze livres.

Ah bon ? Et d’où vient cette théorie ? Maigret, San-Antonio, Sherlock Holmes, Hercule Poirot la démentent tous, non?
(Sourire vague qui élude le débat et sollicite la question suivante.)

Quand on accompagne un personnage aussi longtemps, est-ce qu'il finit par vous ressembler, ou est-ce l'inverse? Vous le construisez en vous observant, ou vous le créezex nihilo?
Un peu des deux. Il est assez éloigné de moi, mais a aussi certains de mes traits. C'est un personnage que j'ai découvert au fil des livres. Il n'était pas défini aussi précisément au début, quand je l'ai créé. La seule chose dont j'étais sûr c'était qu’il devait être islandais.

Pourquoi?
L’Islande était pour moi un avantage. Chez nous, le roman policier n'existait pas. C'était donc nouveau de créer un flic islandais. Et je voulais qu'il appartienne à la société et à l'histoire islandaises. Il devait aussi refléter l'évolution du pays.

Évolution que vous définiriez comment? 
Depuis la guerre, nous sommes passés d’une société paysanne et pauvre à une société citadine et riche, du moins jusqu’à la crise de 2008. Erlendur ne participe pas vraiment à ce changement. Il le regarde. Il en est spectateur. Cette période a aussi engendré des tas de laissés-pour-compte. Erlendur est de ceux-là, moins d'ailleurs financièrement que psychologiquement. C'est un paysan, il vit dans le passé, ne s'est pas intégré à Reykjavík, où il habite pourtant. Ce n'est pas un homme moderne. Et il est désarçonné face à l’un des aspects de cette modernité : l'arrivée du crime. La drogue, la prostitution et la violence qui l’accompagnent sont désormais chez nous. Les meurtres sont encore rares, mais ils existent. 

L’évolution de votre personnage est-elle proche de la vôtre? 
J'ai en tout cas vécu des évolutions que lui aussi a dû vivre, ou du moins je les ai ressenties. Mon père est né en 1926, dans le nord de l'Islande. Il vivait dans le plus grand dénuement. Mes grands-parents l'ont élevé dans une maison en tourbe. Quand je suis né, trente-cinq ans plus tard, en 1961, il habitait un appartement dans un immeuble tout neuf de Reykjavík.

Votre père qui lui aussi était écrivain… 
Romancier. Et ses romans traitaient de ces métamorphoses. Dans Terre et fils, le plus connu, il racontait l'histoire d'un jeune homme quittant contre son gré la campagne pour aller en ville. Mais mon père avait un avantage sur Erlendur : il n'était pas déraciné comme lui. Même s'il se sentait bien en ville, il est toujours resté très attaché à son Skagafjördur natal. Erlendur, lui, n'est pas plus à l'aise à Reykjavík que dans les fjords qui l'ont vu naître.

Vous pensiez que, depuis ce petit endroit, l’Islande, peuplé de 320 000 habitants, vous atteindriez plus facilement l’universel?
Je voulais surtout donner du corps à mon héros. Il y a tellement de flics dans la littérature que je ne pouvais en faire un anonyme. Le roman policier est un phénomène mondial, tous les pays en produisent. Je voulais partir de cette tradition, mais travailler dessus depuis l’Islande. C'est peut-être ce qui explique le succès d'Erlendur : il est islandais jusqu’au bout des ongles et pleinement inscrit dans la tradition du polar. Son prénom signifie «étranger». Il est étranger à l’Islande contemporaine, et même à sa propre vie.

De l’Islande, on connaît surtout Björk, le volcan perturbateur, et vous. Cela vous donne-t-il une responsabilité par rapport à votre pays?
Du tout. Je n'y ai même jamais réfléchi. Je ne me perçois pas dans un contexte international. Mes premiers lecteurs sont islandais, et c'est pour eux que j'écris. Je n'ai jamais senti aucune pression à ce niveau. Personne ne m'a dit: «Attention, tu nous représentes!» Mon seul souci est d'arriver à convaincre le lecteur islandais qui a peu l’habitude du roman policier qu’il a autant de valeur que la littérature réaliste dont il est friand. Mon devoir est de travailler l'histoire pour qu'elle soit crédible. Les contraintes sont plus importantes en Islande, où la vraisemblance m’interdit de mettre des courses de voitures et des fusillades. Cela me donne une discipline. Je me concentre sur la construction des personnages, leur psychologie, la façon dont le crime agit sur eux. Mais pas sur l'image que je donne de l'Islande, non, en aucun cas.

L'exotisme est-il une des raisons de votre succès?
Je ne crois pas, non. Les réactions critiques à l’égard de mes livres sont les mêmes partout, au nord comme au sud. Peut-être le fait qu'ils se passent au bout du monde apporte-t-il quelque chose au lecteur non islandais… Pour beaucoup de gens l’Islande se résume aux elfes, aux volcans et aux geysers, ils ont envie d'en savoir plus.

Comme ce que cela implique de venir des fjords de l'Est, tel Erlendur…
Cela signifie qu'il sait ce que c'est de vivre en Islande, et que ça n'est pas facile. Chez nous, le temps peut changer très vite, et la tempête éclater en quelques instants. Quitter un endroit pour se rendre ailleurs, c'est souvent mettre sa vie en jeu, surtout dans les fjords de l'Est. Aujourd’hui encore des chasseurs se perdent et ne sont jamais retrouvés. Le récit de ces aventures est même devenu un genre littéraire, qu'Erlendur affectionne.

Ce qui le ramène au drame de sa vie : la disparition de son petit frère quand il était enfant, un jour, dans la tempête, où il a lâché sa main…
C'est ça. La disparition est au centre de la vie d'Erlendur. Elle le hante.

Et cette hantise va bien au-delà du sort de son frère?
Sans doute. Erlendur sent aussi que le monde dont il fait partie disparaît. Il est attaché à une identité qui s'évanouit petit à petit. L'un de ses éléments – et j'y suis particulièrement sensible en tant qu'Islandais –, c'est notre langue, une langue qui a peu évolué au fil des ans. Elle n'est parlée que par 320000 personnes, et l'anglais l'attaque de front comme c’est le cas pour beaucoup d'autres. Il n'est pas interdit de penser que, dans cent ans, il n'y aura plus personne pour parler l'islandais. 

Ces bouleversements ont aussi été ceux de l'explosion financière de l'Islande, puis de son effondrement…
Une énorme métamorphose : un pays d'éleveurs et de pêcheurs est devenu en très peu de temps un centre financier mondial où des banques privatisées faisaient la loi. Ç’a été une époque d'étourdissement très rapide. On ne parlait plus que de millionnaires, de sommes démentielles. On obtenait des prêts avec une rapidité déconcertante. Nos trois banques ont gonflé, gonflé… Elles étaient plus complices que rivales d'ailleurs, et travaillaient de concert. Tout cela était très fragile, et tout cela s'est effondré, laissant des dizaines de milliers de gens confrontés aux dettes, aux investissements exorbitants, à l'exil. Tous les signes extérieurs de richesse, grosses voitures et autres, se retrouvaient dans les rues de Reykjavík.

Mais le pays a réagi…
Quand tout s'est écroulé, une colère immense a éclaté. Le gouvernement n'a pas tenu, le Premier ministre a été jugé. Mais il reste encore beaucoup d’amertume, beaucoup de douleur. Le pays se pose aujourd’hui beaucoup de questions sur lui, sur son identité.

Le roman policier vous paraît capable de transcrire tout cela?
Ça me semblait une forme intéressante en tant que lecteur, et je pensais pouvoir l'utiliser comme auteur. Il y avait une intrigue, une énigme, cela apportait beaucoup d’informations, et cela entretenait l’intérêt du lecteur. Pourquoi ne pas se lancer?

L'influence du duo suédois Sjöwall-Wahlöö a-t-elle été importante?
Oui, bien sûr. Pour moi comme pour tous les auteurs scandinaves. Nous les avons tous lus. Ils ont révolutionné le genre, l'ont même créé  ; ils séduisaient par ce réalisme social que nous avons tous repris. Ils mettaient en avant la banalité du travail d'un flic, qui était tout sauf un surhomme. 

Où vous situez-vous dans cette mode du polar scandinave, qui a déferlé depuis quinze ans sur le monde?
Je ne sais pas bien. Je n'en ai pas lu beaucoup, pour tout vous dire. Je lis peu de romans policiers. Mais je pense que ce qui les relie c'est cet héritage de Sjöwall et Wahlöö, ce modèle du réalisme social à la suédoise dans lequel chacun, ici, peut se reconnaître. En remontant plus loin, je dirais que cela s'appuie aussi sur une très longue tradition narrative scandinave, qui a commencé avec nos sagas et nos vieilles histoires et a continué à travers la poésie. Nous nous définissons en Islande comme un peuple de livres. Dès notre arrivée, en 870, nous avons commencé à raconter notre propre histoire, oralement, puis sur des manuscrits. Nous ne connaissons rien d'autre de nous-mêmes que ce fait littéraire.

Y a-t-il dans cette vague du polar scandinave une vague spécifiquement islandaise? 
C'est difficile à dire. Depuis une quinzaine d’années, un certain nombre d’auteurs de polar sont apparus, et ce qu'ils font est je crois très bon. Ils doivent être une vingtaine, ce qui est beaucoup pour un aussi petit pays, et leurs livres se propulsent tout de suite au sommet des ventes. C'est surtout la preuve que le polar, inexistant il y a vingt ans, a trouvé sa place. Il y avait une attente, un besoin d’adopter cette forme. 

Vous citez souvent, dans vos lectures de jeunesse, des auteurs tout à fait oubliés aujourd’hui, qui relevaient eux aussi de la littérature populaire : Alistair MacLean, Hammond Innes…
J’ai dévoré tout Alistair MacLean. Offrir des livres à Noël est en Islande une tradition bien ancrée, et je recevais tous les ans le dernier MacLean, sur lequel je me jetais avec passion
.
Vous lisez encore ces auteurs aujourd’hui?
Je lis de moins en moins de fiction. Je préfère me plonger dans des textes historiques, des biographies, de la poésie. Je lis beaucoup d'histoire locale, de livres sur l'Islande d’hier, à la fois parce que cela me passionne et parce que cela nourrit mon travail.

Vous avez été journaliste. Cela a-t-il influencé votre écriture?
J’ai surtout été critique de cinéma. 

Beaucoup de vos livres s’inspirent pourtant de faits divers?
Ce n'est pas tout à fait vrai. Curieusement, mes idées viennent beaucoup plus souvent de la poésie. Ainsi la fin d’Étranges rivages m'a-t-elle été inspirée par des vers de Stefán Hördur Grímsson. On a utilisé à mon propos, dans une critique en France, les termes de «poésie noire». J’ai beaucoup aimé cette expression. Les auteurs de polar devraient lire de la poésie.




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